dimanche 12 août 2018

Lettre à Christopher Tolkien (extrait)
30 avril 1944
Le gâchis complet et stupide causé par la guerre, non seulement matériel mais moral et spirituel, est tellement consternant pour ceux qui doivent l'endurer. Et l'a toujours été (malgré les poètes), et le sera toujours (malgré les propagandistes) - non bien sûr qu'il n’ait été, qu'il ne soit et qu'il ne sera nécessaire d'y être confronté dans un monde mauvais. Mais la mémoire humaine est si courte, et si éphémères sont ses générations que dans seulement 30 ans environ il y aura peu ou pas de gens à posséder cette expérience directe qui seule touche vraiment le cœur. C'est le chat échaudé qui nous en apprend le plus sur le feu.
             Je suis quelquefois horrifié à la pensée de la somme de détresse humaine qui existe actuellement dans le monde entier : les millions de personnes séparées, tourmentées, gaspillant leur vie sans aucun bénéfice - sans parler de la torture, de la douleur, de la mort, du deuil, de l'injustice. Si l'angoisse était visible, pratiquement la totalité de cette planète plongée dans les ténèbres serait enveloppée dans une dense vapeur sombre, cachée à la vue stupéfaite des cieux ! Et les fruits de tout cela seront principalement funestes - d'un point de vue historique. Mais l'aspect historique n'est pas, bien sûr, le seul. Toute chose et tout acte a une valeur en soi, en dehors de ses  causes  et de ses  effets. Aucun homme ne peut évaluer ce qui est réellement en train de se passer en ce moment sub specie aeternitatis. Tout ce que nous savons, et cela dans une large mesure par l'expérience directe, c'est que le Mal travaille avec un pouvoir étendu et avec un succès perpétuel - en vain : car ne faisant toujours que préparer le sol pour qu'un Bien inattendu y pousse. Il en est ainsi en général, et il en est ainsi dans nos vies. 
 
 
J.R.R. Tolkien, Lettres, n°64, Paris, 2005

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